Peut-on vraiment être enceinte sans le savoir ? La question surprend, et pourtant elle concerne chaque année des centaines de femmes en France. Le déni de grossesse reste un phénomène méconnu, souvent mal compris, qui suscite jugements et incompréhensions. Derrière ce silence du corps et de l’esprit se cachent pourtant des mécanismes complexes, à la fois biologique, psychologique et sociaux. Pour mieux comprendre ce qu’il recouvre, il est nécessaire de dépasser les idées reçues, d’écouter ce que disent les études et d’aborder avec sérieux une réalité qui peut bouleverser des vies.
Quand la grossesse reste invisible : un phénomène rare mais réel
Le déni de grossesse désigne une situation où une femme ignore qu’elle est enceinte, parfois jusqu’au moment de l’accouchement. On distingue le déni partiel, lorsque la grossesse est découverte tardivement, et le déni total, lorsqu’elle est révélée uniquement au moment de la naissance. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas d’un mensonge ou d’une dissimulation volontaire : c’est un processus inconscient qui échappe à la volonté de la personne concernée.
Les chiffres montrent que même si le phénomène est rare, il n’est pas exceptionnel. Une étude souligne qu’environ 1 grossesse sur 500 serait concernée par un déni partiel, et qu’environ 1 naissance sur 2 500 relève d’un déni total. Le CHU de Lille, qui a mis en place des groupes de paroles spécifiques, estime que cela représente 2 à 3 cas pour 1 000 accouchements.
En France, cela concernerait chaque année plusieurs centaines de femme, dont une partie découvre leur grossesse seulement au moment de l’accouchement. Ces chiffres traduisent la nécessité de prendre ce sujet au sérieux et d’apporter des réponses adaptées, tant médicales que psychologiques.
Corps et esprit : pourquoi les signes passent inaperçus
L’une des premières énigmes du déni de grossesse tient au corps lui-même. Contrairement à ce que l’on imagine, toutes les grossesses ne s’accompagnent pas forcément de signes évidents. Dans ces situations, la prise de poids est parfois minime, les nausées sont absentes, les règles peuvent persister ou être remplacées par des saignements réguliers. Même les mouvements du fœtus, habituellement ressentis autour du cinquième mois, peuvent passer inaperçus ou être attribués à des troubles digestifs.
Mais le déni de grossesse ne s’explique pas seulement par un manque de signaux physiques. Il relève aussi d’un mécanisme psychique profond. Selon plusieurs travaux en psychiatrie périnatale, il s’agit d’un processus de défense inconscient : le cerveau « refuse » d’intégrer une réalité perçue comme trop menaçante ou trop difficile à assumer. Ce mécanisme peut concerner des femmes sans antécédents psychiatriques, quel que soit l’âge, leur milieu ou leur parcours. Il n’existe donc pas de profil type.
Le contexte social et familial joue également un rôle. Une situation de précarité, un isolement affectif ou un manque de suivi médical peuvent accentuer le silence. L’entourage, lui aussi, peut ne rien remarquer. Le corps ne se transforme pas de manière visible, et personne n’imagine poser la question. C’est ainsi que le déni s’installe, sans que personne ne lève le voile.
La découverte : un choc pour la mère et son entourage
Quand la grossesse est révélée, le choc est immense. Dans le cas d’un déni partiel, c’est souvent un examen médical ou une échographie qui met fin à l’ignorance. Dans le cas d’un déni total, l’accouchement lui-même devient l’instant de révélation. La sidération, la culpabilité et la honte peuvent alors envahir la mère : comment ne pas avoir su ? Comment annoncer la nouvelle à ses proches ? Comment assumer cette maternité qui survient sans préparation ?
Ce bouleversement psychologique peut être particulièrement violent. Les femmes concernées présentent un risque accru de dépression post-partum, qui touche déjà environ 12,9 % des mères dans l’année suivant l’accouchement. Dans le cas d’un déni, le risque est amplifié par le caractère inattendu et traumatique de la situation.
L’enfant lui-même peut être exposé à certaines fragilités, notamment en raison de l’absence de suivi prénatal : pas de dépistage médical, pas de préparation à la naissance, parfois des carences maternelles non corrigées. Le lien mère-enfant peut aussi être affecté, non pas parce qu’il est impossible mais parce qu’il demande du temps et un accompagnement adapté.
Accompagner et prévenir : un enjeu de santé publique
Face au déni de grossesse, la prise en charge doit être globale. Les maternités insistent sur la nécessité d’une approche pluridisciplinaire, associant obstétriciens, sages-femmes, psychologues et travailleurs sociaux. L’objectif est d’accompagner à la fois le vécu médical, psychologique et social de la mère.
Certaines initiatives pionnières, comme au CHU de Lille, ont mis en place des groupes de parole dédiés aux femmes ayant traversé un déni de grossesse. Ces espaces permettent de partager une expérience souvent taboue, de rompre l’isolement et de reconstruire un lien positif avec l’enfant.
La prévention, quant à elle, repose sur une meilleure sensibilisation des professionnels et du grand public. Comprendre qu’il est possible d’être enceinte sans en avoir conscience, et que cela n’a rien à voir avec un mensonge, permet de briser le jugement et de créer un climat d’écoute. Pour les soignants, être attentif à certains signaux (règles irrégulières, antécédents traumatiques, isolement social) peut aider à repérer plus tôt les situations à risque et à accompagner avec bienveillance.
Le déni de grossesse est un phénomène qui échappe aux évidences. Rare, mais réel, il révèle combien le corps et l’esprit peuvent dialoguer de manière mystérieuse. Loin d’un choix ou d’une dissimulation, il exprime une stratégie inconsciente de protection face à une réalité trop lourde à affronter. L’enjeu est donc d’en parler sans tabou, de former les soignants, d’accompagner les femmes concernées avec respect et humanité. Car derrière ce silence involontaire se joue toujours une histoire singulière, qui mérite d’être entendue, comprise et soutenue.
Sources :
https://shs.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2013-1-page-267
https://www.larevuedupraticien.fr/article/deni-de-grossesse-mise-au-point-sur-les-specificites-cliniques
Déni de grossesse : des groupes de paroles uniques en France
(Crédit photo : iStock / NataliaDeriabina)